Jean-Claude Villain
 

L’Obscur et l’Eclat


                                                                           « Ils m’ont appelé l’obscur et j‘habitais l’éclat » Saint-John Perse.

Peut-être exista-t-il, ou existera-t-il, un monde absolument noir, apte à concentrer tout l’univers. Mais cette unicité du noir est-elle seulement imaginable ? Et alors, nul œil pour voir. Car qui pourrait voir dans le noir absolu ? Et quoi ? Il faut un peu de lueur pour qu’une rétine, ou le moindre tissu vivant photosensible, suggère le commencement d’une apparence, discerne faiblement une forme, ouvre une perspective, prenne des repères, et donc mesure, trace, dessine. Avant ou après la lumière : un monde, noir, froid, figé. Serait-ce cela la mort ? Plus exactement la non-vie ? Ou simplement le fossile charbonneux de ce qui disparut lors de la montée des ténèbres ? La veine infinie d’une houille primitive, sans faille ni issue, enfermée pour toujours dans la prise sombre  d’une genèse suspendue ? Serait-ce, en strates régulières, en poussées hirsutes, en étroits filons, la condensation de la matière vitrifiée enveloppant les éléments originels d’un linceul opaque défiant toutes les mesures sur les compteurs de la physique moderne ?

Puisqu’il faut bien que l’esprit imagine médiocrement ce qui le dépasse, laissons doucement aller ces imaginations vagabondes, pour se donner l’illusion de palper l’impalpable, de s’approcher de l’inapprochable. Paradoxe car nous parlons d’où toute présence d’homme, tout regard, tout mot, sont d’emblée exclus. Et autant aux fins qu’aux origines, au passé qu’au futur. Rien à retrouver. Rien à  constater. Rien à projeter. Qu’un verdict final : enfantés dans un monde obscur par une magie luminescente, émergés de cette lueur et nourris de son surgissement vital, le noir total, tout comme le silence total, nous est absolument étranger. La lumière fut. Et par elle, nous sommes.

Dans l’œuvre d’Alberte Garibbo domine le noir. Plus exactement, les noirs. Et proches d’eux – à vrai dire en eux- les gris, nuançant le noir profond, premier. Nuances. Reflets. Eclats. Ce qui est manifesté le plus fortement par cette peinture, c’est que  l’œil – et par lui tout l’être- est amené à une expérience primitive et initiatrice rapportant chaque spectateur à l’odyssée du monde et de son origine. Certes, nous le savons, c’est la main qui à un moment de l’histoire « fit » l’homme, mais plus que la main, l’œil nous « fait ». Le plus savant de nos organes, le plus lent à parvenir à maturité, nous donne tardivement la vision alors même que notre vue, doucement, décline. Face aux tableaux de Garibbo, le spectateur est porté à une expérience visuelle intime, d’intense contemplation apte à révéler une vérité essentielle, celle de la restitution faite à l’homme de son émergence originelle. Car le voici, par le regard qu’il porte sur ces toiles, comprenant qu’il est à la charnière d’un monde inerte, immobile, figé, et d’un autre monde, pulsé à la vie par la lumière, tiré de l’obscur par l’éclat, monde qu’une simple étincelle révèle (aussi au sens photographique) et métamorphose.

L’Antiquité grecque, à l’époque des philosophes-poètes et des géomètres, conçut un monde ordonné par figures, lignes, angles, selon un modèle géométrique simple. Rigueur, mesures, proportions. Et répétition infinie : nombres et formes dans leur croissance perpétuelle, modules répétés, ne varietur. L’homme tirait rassurance de cette simplicité : il était mesure de toute chose. Quel confort ingénu ! Bras et jambes contenus dans un triangle, un carré, un cercle, comme dans le dessin de Léonard, architecte-ingénieur. Quel rêve ! Pourtant si cette simplicité, qu’aucun cadre – fût-ce celui d’un tableau - ne peut arrêter (arêter), répétitive jusqu’au vertige, fournissait le plus vraisemblable calque modulaire du monde ? Car quoi de plus à même qu’une figure simple – un carré, un rectangle- pour cerner rigoureusement l’infini épuisant, pour tenter de gravir en lui, comme par les barreaux d’une échelle horizontale ou verticale, l’espace à n dimensions ? Et quoi de plus propre alors que le noir, percé de trous de lumière et traversé de quelques lignes, pour le manifester ?

Ainsi sont les tableaux d’Alberte Garibbo: de réguliers modules se diffractant entre eux par les nuances du noir, des algorithmes métamorphiques révélant la structure matérielle et lumineuse du monde, audacieusement rapportée sur une surface plane (elle-même fatalement inepte). Elle offre ainsi pour le parcourir, bien mieux qu’une naïve échelle de Jacob pour monter au ciel: un ordre scalaire, un tracé régulateur infiniment extensible, maillage, quadrillage de rigoureuse précision, d’exacte isomorphie. Par ce travail où la géométrie est convoquée comme seul moyen d’identité avec la nature même du monde, Garibbo, peintre contemporain, fut hâtivement classée dans « l’abstraction géométrique ». Cette étiquette discutable – ou pour le moins superficiellement accolée - fait courir la suspicion d’une gratuité formelle, d’une virtuosité vide de sens et de sensibilité, d’une froideur. Par là d’une contingence. Ceci étant et n’étant pas. Pouvant être autrement. Mais absolument vide, comme un rien magnifiquement exalté. Bien au contraire c’est une intuition sensible (avant qu’intelligible), une expression sensuelle (avant qu’intellectuelle), une expérience manuelle (avant que cérébrale) qui opèrent ici. Quelque chose de l’ordre d’une essence cosmique est ainsi appréhendé par une visée au cœur de sa plus intime identité. L’artiste nous la propose comme par une palpation visuelle portant à une révélation sensiblement manifestée. Si ces notions n’étaient si exploitées et éculées, on pourrait parler ici de magie, et sans jeu de mots, d’œuvre au noir : une artiste médiumnique restituant, aux yeux de ses semblables, par la plaque sensible, pelliculaire de sa toile, l’ordre du monde qu’elle pressent. C’est cela qui capte et retient, qui stupéfie : la peinture  d'Alberte Garibbo fouille notre inconscient lointain et archaïque, celui qui, géminé à notre origine de poussière stellaire, se mesure à l’échelle des années-lumière. Celui-là sait l’ordre exact de l’univers entier : noir absolu percé de lumière. Soudain stupéfaits, nous faisons face à cette vérité immédiatement retrouvée, à cette physique des origines, à cette métaphysique irréversible où, pour toujours, s’enracine ce qui est.

 

  *

 

Un tel détour n’est pas sans faire courir le risque d’un délire, du moins celui d’une certaine gratuité. Alors peut-être faudrait-il délaisser ces plans, physique et métaphysique, pour s’en tenir au simple ordre plastique. Et dans cette suspicion peut-être aller jusqu’au mutisme, se taire devant la peinture, absolument et définitivement, comme les plus lucides y invitent. Et cela suffirait.

Il existe deux sortes de peinture. Non pas la classique et la moderne, la figurative et l’abstraite, comme en parlent ceux, historiens avertis, qui n’en perçoivent que la plus immédiate et ordinaire apparence, que la plus simple et facile expression, à des yeux embués, des âmes mortes, des chairs éteintes, des cœurs secs. Deux sortes de peinture : celle qui, formelle, se tient sage, raisonnable, respectable, « admirée », dans l’espace étroit des cadres, dans le confinement des musées que jamais elle ne dérange. Elle est là pour tenter d’embellir le monde, pour être vantée dans quelques poses de pâmoison convenue. Ceux qui, par masses, se font l’obligation de la connaître, n’y comprennent en général rien, et avouent souvent leur déception qu’elle soit moins « spectaculaire » que ce qu’ils avaient imaginé. L’autre peinture vous happe, vous attrape, vous bouleverse. Par-delà  l’« esthétique », elle vous chavire le corps et l’âme, vous retourne, vous foudroie, vous métamorphose. Ainsi est-elle révélation. Le tableau y est un objet magique, un talisman, un instrument de connaissance, bénéfique ou maléfique, thérapeutique ou mortifère qu’importe, qui remue et irradie de sa puissance d’impact, hors des cadres convenus du commentaire historique, esthétique, sémiologique, etc. Voyez Van Gogh – et comme Artaud le reçoit. Voyez Jérôme Bosch, voyez Francis Bacon, Soutine –première passion de Garibbo-, mais aussi Picasso, Kandinsky, Rothko, Reyberolles. Il n’est pas nécessaire que l’image impressionne, agite comme chez Goya, les monstres que libère le sommeil de la raison, ainsi que lui indiquait le philosophe. Pas nécessaire que l’empâtement, le lyrisme, touillent une macération âpre et brûlante dans les marmites du diable, dans la forge primitive de quelque démiurge monstrueux. Un peintre appliqué, lent, travailleur, obstiné, peut également parvenir à la même puissance d’impact, à la même interpellation bouleversante chez un spectateur, parfois de hasard, mais soudain dérangé par une grâce qui le piège et le fascine, en le convoquant aux portes de l’essence manifestée.

Il en va exactement ainsi des tableaux d’Alberte Garibbo. Leur radiation est telle qu’il est impossible de nier que quelque chose se passe là, apparaît, convoque. En transparence, comme un double du regard s’inversant, comme si à travers ces minuscules occuli -blancs, jaunes, orangés, rouges- saillant du noir architectonique de la toile, des yeux, des œilletons non humains, non vivants peut-être, nous scrutaient.

En ce sens le tableau de Garibbo est aussi un spéculum, un alter ego figé qui incite à un travail des profondeurs, une plongée dans l’abysse immémorial de soi, de l’espèce, de la vie, du monde, à une confrontation muette à un ordre incontournable et irréversible, une sommation à comparaître devant l’instance intérieure où tout se refait dans une dimension infra ou supra humaine, exigeant l’ascèse la plus austère, la plus nue, mais laissant aussi entrevoir des flamboiements, des rayonnements dont la sourde émergence, par les rouges et les oranges mesurés, promet la projection d’un jet luminescent, aux confins muettement et mystérieusement réunis, de l’infini du monde et de l’intime de l’être. Un alpha et un oméga en quelque sorte, tenant et aboutissant aux extrémités reliées d’un même mouvement, d’une même série parfaite, régulière, inlassable, qui fait de  l’œil ce trou par lequel le mystère du monde affleure à la frontière de l’infini et de l’intime, de l’obscur et de l’éclat, à la fois lampe du corps et de l’univers, vers laquelle convergent les rayons de tout ce qui sourd, de tout ce qui est, « puits que rien n’épuise » (1) et étoile que tout étire et étend.

                                                                                                                                Jean-Claude Villain     Nice-Bormes, Août-Octobre  2005


(1)  Jean-Claude Renard 
                                                                                
                                                                       


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